26 janeiro, 2009

Jean-Philippe Domecq, Artistes sans art ? La Querelle de l’art contemporain : le titre de l’ouvrage est trompeur (1) ; son sujet n’est pas la controverse qui se développa enFrance tout au long des années 1990 sous le nom de “crise de l’art contemporain” (2) et dont l’historique reste à faire, mais un essaide réponse à la question posée par Olivier Mongin dans le n°173 de la revue Esprit, en juillet-août 1991: “Y a-t-il encore des critèresd’appréciation esthétique ?”, qui lança un débat laissé depuis en suspens. Il est vrai que les auteurs sollicités (Jean Molino, Jean-Philippe Domecq, Marc Le Bot) avaient répondu d’avance en arguant rageusement de la disparition pure et simple de tout critèreet de toute norme pour passer au plus vite à la mise en accusation d’un “art contemporain” abscons, laid, vide, bête, vulgaire,coupé du public, jouet du marché et des institutions, intoxiqué par une critique “aux ordres” et traité globalement : d’“hallucina-tion collective” (Domecq), de manifestation du “n’importe quoi” (Molino), de souk (Domecq), d’imposture à réduire sans tarder(Le Bot), tantôt frappé de nullité aseptique (Baudrillard), tantôt assimilé à de la merde (Domecq, Clair), avant de réclamer, séancetenante, sa mise à mort.Querelle paradoxale, “intempestive et décalée, en retard sur la production esthétique d’une époque”, note avec raison MarcJimenez, qui survient bien après la dissolution du concept classique d’art et la généralisation des arts plastiques et de leurconception élargie à des modes de création sans plus de rapport avec les anciennes catégories de l’œuvre d’art ; querelle d’au-teurs, d’ailleurs peu concernés par des modes d’expression qu’ils méconnaissent et détestent (l’art international des années1980 et 1990 est quasiment absent de leur dispute) ; et, surtout, ce qui ne manque pas de surprendre, querelle à laquelle niEsprit, ni Le Figaro, ni Télérama, entre 1991 et 1997, n’invitent les artistes – à l’exception de Krisis, revue de la “nouvelle” extrêmedroite, qui convia Ben.Cette absence délibérée laisse planer sur un débat strictement hexagonal un doute sérieux. Et si celui-ci ne concernait pasles artistes, occupés ailleurs, et pas plus les critiques des nouvelles générations – que le “front anti-art contemporain” metdans le même sac-poubelle – pour se limiter, note Jimenez, à un “huis clos entre initiés” ? Ce qui est encore faire grand casd’auteurs bien peu “initiés” dont l’expérience esthétique, déclare l’un d’eux (Domecq) s’est arrêtée à Giacometti et MaxErnst.Au reste, la critique faite à la critique n’est pas nouvelle. Son rôle, lit-on, ne serait plus d’apprécier la qualité des œuvres etde contribuer à la formation du jugement, mais d’assurer la promotion de produits artistiques sans autre valeur que cellequ’elle leur affecte pour d’obscures raisons, avec la complicité passive du monde de l’art. Il n’est pas sûr, objectera-t-on, queles deux attitudes puissent être si nettement distinguées et qu’on ait raison de dénoncer comme une évidence une “critiquedans l’impasse”, sous le prétexte qu’elle aurait renoncé à exercer sa faculté de juger d’après des critères immuables et univer-sels devenus obsolètes. Ou bien encore, au motif de “l’écart croissant, relevé dès les années 1960, par Jürgen Habermas, entre,d’une part, les minorités productives et critiques, constituées par les spécialistes et les amateurs compétents […], et d’autre part legrand public des médias” (3) .A rebours de ces fausses pistes, c’est tout l’intérêt de l’ouvrage de Marc Jimenez que de présenter, après une rapide mise enperspective historique des différents mouvements artistiques de l’art des années 1960 à aujourd’hui (historicité fâcheusementabsente de la “querelle”), les principaux courants de la pensée esthétique du second XX e siècle. Avec Clement Greenberg etTheodor Adorno, Marc Jimenez (qui joua un rôle majeur dans la diffusion en France de ce dernier) dessine la fin du grand récit“d’une construction linéaire, continue et progressiste de la modernité” fondée sur le principe d’autonomie du champ artistique. Lesnouveaux modèles d’interprétation – principalement liés au “monde de l’art” et à ses différents acteurs, en l’absence de toute ana-lyse du contexte social – que développent les “esthétiques de la pluralité et de la diversité” de la philosophie analytique anglo-saxonne, introduite en France dans les années de notre “querelle”, apportent-elles une réponse satisfaisante à la question des cri-tères d’appréciation esthétique? Les paradigmes du pluralisme culturel, de l’hétérogénéité des goûts, de l’extrême diversificationdes pratiques artistiques, symptômes de l’individualisme contemporain, ou les critères de cohérence, de pertinence, de réussiteesthétique et de singularité avancés par Nelson Goodman, Arthur Danto ou George Dickie sont-ils assez opérants pour juger desœuvres? Pour ne pas jouer au “jeu institutionnel et promotionnel du système culturel”qu’elle accompagne de fait, la théorie de l’art,répond Marc Jimenez, doit créer les conditions d’une “interprétation toujours renouvelée et d’un dialogue permanent et inachevé avecautrui pour autant que, face à l’art, aussi contemporain et actuel qu’il soit, note Luigi Pareyson, ‘on se trouve devant une chose et on ydécouvre un monde’” (4) .De cette médiation heureuse entre œuvres et spectateurs, de ce gai savoir de l’art, qui mêlerait attention aux œuvres,mémoire historique, transmission des savoirs et travail critique, les articles rassemblés sous le titre Artistes sans art ?, de Jean-Philippe Domecq, offrent le parfait contre-exemple. Leur relecture, dix ans après la première édition, reste aussi éprouvante (5) .On n’y apprend rien sur les œuvres, rien sur les artistes, rien sur les nouvelles approches critiques, rien sur les nouvellesformes de l’art. Page après page, Domecq déverse dans le style du brûlot sa “rhétorique de l’exécration” (6) contre quelques bêtesnoires, tels Buren, Warhol, Dubuffet, Stella, Ryman, Jean-Pierre Raynaud, que le distingué critique, bien “seul à ne pas tomberdans le panneau publicitaire”, se propose, en émule de Camille Mauclair, de renvoyer à leur ténèbres extérieures, hors du “grand
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art” et de son “intériorité” perdue. Détestation trempée dans le brouet du ressentiment et de la vieille impuissance “à regarder,à admirer, à respecter, à aimer”. Critères d’appréciation esthétique toujours pertinents. X AVIER G IRARD (1) Une longue note argumentée en retrace les principaux épisodes (pp. 340-358). (Toutes les notes sont de l’auteur.)(2) Titre du dossier paru dans le n° 179 de la revue Esprit, février 1992, et du livre d’Yves Michaud, PUF, 1997(3) Cité par Marc Jimenez, p. 144.(4) Luigi Pareyson, Conversations sur l’esthétique, Gallimard, 1992.(5) Et plus encore Misère de l’art, sous-titré pompeusement : Essai sur le dernier demi-siècle de création, Calmann-Lévy, 1999.(6) Analysé par Georges Didi-Huberman dans une lecture faite à la Galerie du Jeu de paume le 1 er janvier 1993 et publiée dans L’Artcontemporain en question, Ed. Galerie nationale du Jeu de paume ; rééditée par la revue Lignes (n° 22, juin 1994) sous le titre “D’unressentiment en mal d’esthétique” et augmentée d’un post-scriptum : “Du ressentiment à la Kunstpolitik”.